jeudi 25 novembre 2010

National Express, trottoirs et imprimé léopard: vis ma vie (intensément intense) de fan des Manic Street Preachers en tournée

"I woke up as the sun was reddening; and that was the one distinct time in my life, the strangest moment of all, when I didn't know who I was — I was far away from home, haunted and tired with travel, in a cheap hotel room I'd never seen, hearing the hiss of steam outside, and the creak of the old wood of the hotel, and footsteps upstairs, and all the sad sounds, and I looked at the cracked high ceiling and really didn't know who I was for about fifteen strange seconds."

Jack Kerouac, On The Road

Vous savez que vous êtes en train de vivre un instant précieux lorsque vous avez soudain la sensation d'être un personnage de Kerouac. Un lit inconnu, une mauvaise émission de télé, des paillettes sur l'oreiller, pendant quelques secondes vous ne savez absolument pas où vous êtes et vous comprenez alors ces chanteurs qui crient fièrement « Bonsoir Bruxelles! » alors qu'ils sont à Amsterdam.

Suivre un groupe en tournée se résume finalement à un immense trajet au milieu des vallées embrumées ponctué de délicieuses montées d'adrénaline, de rencontres incongrues et de coups de foudre pour des lieux que vous n'auriez jamais pensé visiter un jour. Je vous mentirais si je vous disais que le rock'n'roll lifestyle est une fête permanente où s'enivrent musiciens infatigables et groupies en furie sous les lustres des palaces, car lorsque vous voyagez avec trois sous vous terminez rarement vos soirées sous les aveuglants néons d'un quartier hype. Qu'importe, le Miners' Institute de Blackwood ou la baie de Cardiff sont des lieux nettement plus magiques. Vous réalisez vite que traverser cinq villes en cinq jours demande une organisation et surtout une force physique et mentale que rien ne peut ébranler, pas même le manque de sommeil, les heures d'attente devant les salles dans le froid et le régime quotidien chips/chocolat Cadbury/sandwich Mark & Spencer. Vous vous découvrez d'ailleurs une force insoupçonnée, jamais vous n'auriez accepté de vous lever à 6h du matin et traîner une valise de dix kilos sous la pluie habillé en prostituée de l'est pour rendre visite à quelqu'un de votre entourage, mais pour voir James Dean Bradfield faire la toupie et Nicky Wire parader à un mètre de vous en legging léopard, rien ne vous arrête.

En arrivant à destination vous avez la sensation d'ouvrir une pochette surprise. Vous ne savez jamais vraiment où vous allez, vous roulez encore et encore les jambes en vrac et les yeux noircis par le khôl et la fatigue, les panneaux le long de la route ne veulent rien dire, au final le lieu a peu d'importance et vous êtes prêt à visiter n'importe quelle ville fantôme pour finir les côtes en miettes contre une barrière. En partant vous n'en saurez guère plus que lorsque vous êtes arrivé et pourtant quelques heures suffisent pour laisser une impression indélébile, positive ou non. Birmingham restera éternellement un enfer sur terre, une agression visuelle, une ville d'une innommable laideur où mêmes les immeubles récents semblent avoir été bâtis pour rendre le paysage encore plus glauque. Contrairement à la fascinante désolation que dégage le Pays de Galles, Birmingham donne la nausée, comme si rien de bon ne pouvait se produire entre ces murs sombres et sales pareils à des blocs de pierre recouverts de boue et de cambouis.

Birmingham depuis notre chambre d'hôtel. Une vue de toute beauté.

Cardiff est aux antipodes de Birmingham. Ici tout est lumineux et accueillant, le trajet Newport/Blackwood à la tombée de la nuit est d'une beauté surréaliste, le bus s'enfonce lentement dans un paysage digne d'un tableau de Böcklin et plonge au milieu des vallées qui se dressent tout autour, imposantes et inquiétantes. Les arrêts se nomment « Surgery », « Cemetery » et il n'y a pas un seul touriste, de toute façon le monde a oublié le Pays de Galles depuis bien longtemps (« Ah oui, le Pays de Galles c'est en Angleterre!») et les villages agonisent dans ce cadre pourtant majestueux dévorés par des années de Thatchérisme, d'ennui et d'alcoolisme. Vous comprenez alors pourquoi les Manics ont tout fait pour en sortir mais n'ont jamais pu le quitter totalement. Triste ironie du sort, depuis notre chambre d'hôtel à Cardiff nous pouvons voir l'immeuble où vivait Richey Edwards.

Parlons-en de ce bon vieux Richey. Il détestait la vie sur la route, « une autre routine » disait-il, «wake up, travel, soundcheck, gig, wake up, travel, soundcheck, gig» et surtout une déception pour le malheureux qui imaginait qu'en devenant membre d'un groupe plus jamais il ne s'ennuierait. Il faut avoir vécu une morne jeunesse en petite ville pour comprendre à quel point l'ennui est un sujet crucial, presque déterminant pour l'avenir d'un adolescent qui a passé 18 ans enfermé dans sa chambre car il n'y avait tout simplement rien d'autre à faire. Mais évidemment Richey finit par se lasser, voyages, tournées, concerts, groupies, hôtels n'eurent bientôt plus aucun sens et vous connaissez déjà la fin de l'histoire.

En tant que fan vous passez votre temps à attendre. Avant et après le concert, entre la première partie et le groupe, sur un quai de gare, wake up, travel, queue, gig, vous êtes l'esclave heureux d'un emploi du temps parfaitement défini, une routine tellement plus enrichissante que le dévastateur métro-boulot-dodo que vous vous demandez sérieusement comment revenir à la « vie normale » à votre retour. Il suffit de quelques heures pour que vos repères s'effondrent, pour que vos habitudes quotidiennes vous semblent soudain lointaines et absurdes. Internet, douches chaudes, travail, famille, patrie, questions existentielles, ces angoisses qui vous empêchent de dormir s'envolent du jour au lendemain. Les tracas liés au voyage sont purement pratiques, il s'agit d'arriver à l'heure devant la salle pour s'assurer une place au premier rang, ne pas rater son bus et dans le cas des fans des Manics particulièrement friands d'eye-liner liquide et de rouge à lèvres carmin, pouvoir se farder en toute sérénité avant l'ouverture des portes. Tout se fait dans les conditions les plus rudimentaires assis sur un trottoir, le Guardian devient un tapis, la fenêtre un miroir et un vigile ne peut s'empêcher de faire remarquer à son collègue que votre troupe ressemble à «un camp de réfugiés» . Lorsque vous découvrez après le concert qu'une bouilloire et deux sachets de thé vous attendent dans votre chambre d'hôtel de 9m2, vous vous croyez au Crillon.


La Brixton Academy quelques minutes avant l'apocalypse.

Si globalement vous avez constamment l'impression de tutoyer le ciel et saluer les dieux, une tournée offre évidemment ses moments de déception et parmi eux celui que vous n'auriez même pas envisagé dans vos pires cauchemars: l'annulation. Celle du concert de Birmingham se fait en douceur, sans doute parce qu'après une nuit de deux heures de sommeil, trois heures de trajet et vingt minutes de marche sous un temps abominable vous ne captez plus grand chose, en revanche l'annulation des dates londoniennes est une catastrophe. Imaginez-vous devant la Brixton Academy avec des fans venus du monde entier, vous faites la queue depuis quatre heures, les vigiles commencent à organiser la file d'attente et soudain, « it's cancelled ». Toute l'excitation accumulée depuis plusieurs jours tombe en quelques secondes, à cet instant vous détestez l'humanité encore plus que d'ordinaire et priez pour une fin du monde imminente puisque de toute évidence votre vie toute entière n'est désormais qu'un champ de ruines et de désespoir. Vous vous apprêtez à écrire en lettres de sang sur les murs de la salle « Things went wrong too many times » en guise de note de suicide lorsqu'un ange tombé du ciel vous annonce que les dates sont reportées aux 21 et 22 janvier. Diantre, l'anniversaire de Nicky Wire est le 20, avec un peu de chance il portera sa nouvelle robe soigneusement confectionnée par ses admiratrices. La Faucheuse attendra.

Aucune veine n'est finalement tranchée ce jour-là et c'est au moment où vous décidez de haïr Londres que vous êtes touché par l'Illumination Divine.

De Montfort Hall, Leicester. En agrandissant l'image vous découvrirez à droite un "camp de réfugiés".

Vous quittez le pays le 1er novembre à midi, les Manics jouent à Leicester le 31 octobre. Adieu hôtel, valises et santé mentale, vous débarquez devant la salle à 9 heures du matin avec pour seul bagage votre volonté d'assister coûte que coûte au concert complet depuis des semaines. Plusieurs solutions sont alors envisageables:

1/ Trouver deux tickets sur place.

2/ Pleurer auprès du tour manager du groupe et le supplier de vous mettre sur la guestlist.

3/ Échouer et passer deux ans chez le psychiatre.

Karma, persévérance ou accent français, Dieu revêt ce soir les traits d'un tour manager et votre mission est accomplie avec panache après plus de 9 heures d'attente et de mal de ventre, autant dire que la première personne qui tente de vous voler votre place contre la barrière peut dire adieu à sa mâchoire. La tournée se termine en apothéose, oubliés les pieds écorchés, les annulations, la faim et soudain vous réalisez. Vous êtes assis frigorifié devant une gare routière à 2h du matin dans une ville que vous seriez incapable de placer sur une carte, un sachet de frites froides à la main, le maquillage dégoulinant le long de vos joues glacées et pourtant vous ne voudriez être nulle part ailleurs. Voilà une chose que l'on découvre sur la route: on peut être le maître de l'univers dans un coach National Express avec une simple valise et les cheveux sales.

C'est une fois à la maison que vous vous demandez comment raconter un tel voyage après presque deux semaines de joie, folie, inquiétudes, fatigue, désillusions, extase, découvertes. Impossible d'expliquer la beauté impériale des paysages gallois, l'excentricité des fans ou les paroles de Golden Platitudes qui vous remuent les tripes sans prévenir et c'est peut-être mieux ainsi. Vous avez alors l'impression d'avoir vécu la vraie vie, libre, loin des choses que vous pensiez à tort essentielles, à la fois en phase avec le monde et complètement déconnecté de celui-ci. Un sac, un lit, un eye-liner pailleté, de la lecture et beaucoup de musique suffisent largement à votre bonheur, et c'est en écoutant Nicky Wire chanter Ritual N°1 que vous trouvez LA phrase, celle qui résume tout bien mieux que cet interminable et confus récit: « Oh the motion of going nowhere, it's beautiful, impossible to share ».

1 commentaire:

  1. Tu sais Magali j'ai lu ton article deux fois tellement je le trouve merveilleux, et je confirme tout ce que tu y racontes.
    Je dois avoir un peu de sang Gallois en moi car quand je repense à cette tournée je ne suis que nostalgie et 'homesickness' pour un pays qui n'est même pas le mien.
    En tout cas on se refait 15 jours sur la route à la poursuite de Nicky Wire quand tu veux (sauf le coup de l'annulation, je suis déjà suffisamment névrosée comme ça).

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